Film documentaire de Christian Rouaud.
« This is a true story, more or less ». C’est ce qu’écrivait un journaliste britannique du « Guardian », envoyé à Besançon en 1973 pour couvrir une véritable légende : celle d’un conflit social tellement incroyable, tellement extraordinaire qu’il n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles.
En effet, alors que l’on peine aujourd’hui à prononcer le mot « autogestion » tant cette utopie est rangée dans le placard à balai des illusions perdues, les ouvriers de Lip, une entreprise horlogère du Doubs, portée par le souffle des événements de mai 68, lancèrent un mouvement autogestionnaire hors du commun qui figure, aux côtés de la Commune et de la Prise de la Bastille, au Panthéon des événements qui auraient pu changer la face du monde.
Alors que leur entreprise vieillissante était menacée de disparition et que la situation financière se dégradait, les ouvriers votèrent l’occupation pour sauvegarder l’outil de travail. Très rapidement cependant, sous l’influence d’un comité d’action débordant d’imagination, le conflit prit une tournure déconcertante et inédite. Pas de revendication concernant le ticket modérateur, l’échelle mobile ou les salaires, mais la séquestration immédiate, et dans dans la bonne humeur, des administrateurs provisoires, dans la poche desquels nos ouvriers découvrirent la preuve de leurs très mauvaises intentions.
Tonnerre dans le landernau social, quelques jours plus tard, le comité d’action décréta la réquisition de plusieurs tonnes de montres, leur déménagement dans des lieux tenus secrets et la remise en route de la chaîne horlogère pour assurer « des salaires de survie ». Un fameux slogan devait suivre : « On fabrique, on vend, on se paie »… Et l’on rigole, aurait-on pu ajouter à l’époque, car on fait en prime la nique à un certain ordre « normal » des choses. Dans la foulée, c’est toute une microsociété, faite de multiples solidarités, qui se mit en place, à travers une foule de commissions : gestion et vente clandestine, accueil des « touristes », atelier de sérigraphie, entretien, sécurité, restauration, animation, courrier, crèches, etc.
Toute l’Europe se pencha alors sur ce curieux bébé qui s’émancipait ainsi si joyeusement de la tutelle patronale. Les uns pour s’en inquiéter, les autres y voyant la promesse incarnée d’une aube nouvelle. L’usine devint un véritable lieu de culte pour la jeunesse européenne qui voyait là le produit de ses rêves de révolte et dans la montre Lip un symbole qu’il fallait porter au poignet ou offrir à sa belle. On imagine, dans ces conditions, ce qu’il advint d’une offre bientôt décuplée par la demande, qui donnait à cette expérience concrète d’autogestion un sacré coup de vieux au business capitaliste de grand papa.
Jean Raguenes, O.S. chez Lip, pense aujourd’hui que la bonne marche de l’expérience tenait au succès de l’entente possible entre les « sages fous et les fous sages ». D’un côté les Charles Piaget et les Roland Vittot, pleins d’une sagesse paysanne et syndicale acquise au fil des années, mais qui n’étaient pas « bêtement syndicaux », qui possédaient aussi un brin de folie et étaient ouverts à « quelque chose d’autre ». Et d’autre part, le comité d’action animé par des gens plus jeunes, qui voulaient peut-être jouer aux révolutionnaires mais qui avaient aussi un sens très fort du réalisme.
C’est le choc entre ces deux tendances qui permit l’étincelle Lip, parce que si Lip avait été seulement syndical, il n’en serait pas sorti grand chose et c’eut été un conflit tristement classique. Mais si Lip avait été seulement révolutionnaire, il n’en serait sorti que des idées fumeuses. Il n’en est sorti des choses finalement que grâce à l’écoute mutuelle des « sages fous et des fous sages ».
France - 2006 - 1h58 - 1,46Go résolution DVD - Les Films du Paradoxe - avec, dans leur propre rôle, Charles Piaget, Roland Vittot, Jean Raguenes, Raymond Burgy, Fatima Demougeot, Jeannine Pierre-Émile, Noelle Dartevelle…