Violence des échanges en milieu tempéréÀ l’occasion de la sortie en salles du film de Jean Marc Moutout, De bon matin, on vous propose de découvrir son premier film, grave, beau, intelligent, sensible et intense. Rien n’y est anodin ou futile, tout y fait sens et si on réagit au quart de poil à chaque séquence, c’est qu’il met dans le mille de ce qui nous préoccupe le plus fort : l’évolution de la société, le devenir de nos vies, de nos valeurs les plus fondamentales et la façon dont cette évolution interfère dans nos relations humaines, y compris nos relations d’amour. L’être humain n’est définitivement pas divisible en petites cases étanches. Chaque choix que l’on fait en entraîne une cascade d’autres, façonne le bonhomme… Chacun construit son identité en fonction de ses engagements.

Philippe vient d’être embauché dans un grand cabinet de consultants. Réussir dans ses études n’a pas dû être facile, et s’il a été choisi par son chef, c’est bien parce que celui-ci devine en lui la revanche à prendre, la volonté farouche de se faire une place, de réussir coûte que coûte… Pourtant, tel qu’il nous apparaît, Philippe, il ne semble pas idéal pour le rôle violent qui va lui être dévolu : tendre, sensible aux injustices, spontanément du côté du faible et de l’opprimé… Ce n’est pas un hasard si Eva s’entiche de lui. Leur relation d’amour est forte, digne et néanmoins sensuelle. Il est à ce moment de sa vie où tout se décide, où tout peut changer, où les jeux ne sont pas faits encore.
Ce premier poste est inespéré pour le provincial sans relations qu’il est, il lui ouvre une voie royale vers la réussite professionnelle. Cette première mission, qu’il aborde avec enthousiasme, est de préparer le rachat, encore confidentiel, d’une usine par un grand groupe. Il interroge, observe, analyse l’organisation : comment baisser les coûts, tout en obtenant une meilleure productivité ? Peu à peu, de bilan de compétence en chronométrage des tâches, il plonge dans les problèmes des uns et des autres, rencontre les chefs et réalise qu’il n’y a pas de restructuration sans compression, sans mise à la retraite anticipée, sans élimination des plus faibles. Ça le remue, ça le chavire, travaille ses nuits, hante sa relation avec Eva à qui il n’est pas question de cacher les choses. Face à tous ces drames humains qui couvent, confronté à tous ces personnages forts qui commencent à comprendre ce qui se trame (ce n’est pas parce qu’on a 17 ans de boîte qu’on devient stupide !), Philippe est déstabilisé, Philippe souffre. Il souffre parce qu’il est proche encore de tous ces gens dont son audit va bouleverser la vie, parce qu’il voit encore ce qu’ils ont en commun, qu’il n’a donc pas, pas encore, extirpé le sentiment de solidarité qui lui vient malgré lui … Il n’a pas mis entre eux et lui la distance cynique de son chef, et se cherche des raisons de ne pas prendre la fuite : « si je me casse, un autre le fera et je bousille ma carrière ! » dit-il à Eva qui n’est pas prête à admettre de telles concessions…

Jérémie Rénier, qui tient là son plus beau rôle depuis ses débuts dans La Promesse, Laurent Lucas, ambitieux, cynique et pourtant pas si antipathique qu’il devrait l’être, Cylia Malki en amoureuse intransigeante… Tous les seconds rôles sont forts, importants, contribuent à la richesse du film : du cuisinier au syndicaliste en passant par la chef, chacun doit, pour garder sa place, remettre en question celle des autres et la subtilité de leur rôle est de laisser transpirer le conflit profond qui les écartèle entre individualisme et conscience collective… Violence des échanges en milieu tempéré nous plonge dans un univers impitoyable : marche ou crève, suis le mouvement général ou exclus-toi tout seul, obéis ou renonce… C’est un constat radical sur le climat qui prévaut désormais dans la plupart des boîtes, sur l’idéologie qui sous-tend de plus en plus le monde du travail : à noter la séquence, particulièrement impressionnante, où les « consultants », entre eux, se chauffent en scandant leur slogan « work hard, play hard ! » comme des troupes se préparent pour la guerre, se conditionnent pour éliminer tout état d’âme… et il paraît que dans la réalité, c’est bien pire !

France - 2004 - 1h39 - 1,17Go résolution DVD - Les Films du Losange - avec Jérémie Rénier, Laurent Lucas, Cylia Malki, Olivier Perrier, Martine Chevallier, Pierre Cassignard… Scénario d’Olivier Gorce et Jean-Marc Moutout.