Soldat-de-papier.jpgRéalisé par Alexei Guerman Jr - Lion d’Argent, Mostra de Venise 2008

C’est aux hommes de second plan que s’intéresse Soldat de papier, pas à ceux que l’Histoire a retenus. La conquête spatiale a produit ses mythes et ses héros. Et bien que le film relate le voyage de Youri Gagarine en 1961, premier homme à être allé dans l’espace (à voir aussi, Gagarinland, documentaire insolite et plein d’humour sur la Russie d’aujourd’hui, complément idéal à Soldat de papier), c’est à un autre protagoniste qu’on s’intéresse ici, puisque le récit se concentre essentiellement sur le médecin des astronautes, Daniel Pokrovski. Parti pris judicieux car à travers ce personnage fictif du scientifique éclairé, Alexeï Guerman Jr veut moins nous parler de l’événement en lui-même que des pensées tourmentées de ce proche observateur. Au cours des six semaines qui précèdent le lancement de la fusée, le film suit sa lente descente vers la folie, à mesure que la mission progresse et qu’il parvient de moins en moins à concilier les contradictions qu’elle produit dans son esprit.

Le film s’ouvre sur un essai raté, à cause d’un détail, dit-on. Pour l’instant, c’est un mannequin dans la combinaison d’astronaute, mais on sent que la tension gagne du terrain. Dans le petit groupe de préparation, les cosmonautes, on les appelle les « Laika » : triste référence au chien envoyé dans l’espace quelques années auparavant. Daniel Pokrovski a deux femmes dans sa vie : Nina, qui l’implore de quitter son travail pour rester avec elle dans sa campagne de Géorgie, et Véra, qui travaille à Moscou avec lui. Véra est rationaliste et convaincue de l’importance de ce qu’ils font ; lui semble toujours en décalage, comme perpétuellement taraudé par ses amours et par les questions éthiques inhérentes à sa fonction. A la fois exalté par l’ampleur de la mission et conscient des risques humains qu’elle comporte, ses doutes évoluent doucement vers un malaise existentiel qui symbolise habilement la position des hommes qui ont servi ce rêve délirant, avant tout utile à la gloire du régime.
C’est toute l’euphorie et la mélancolie d’une époque qui est ici dépeinte. En 1961, l’Union Soviétique sort tout juste de l’ère stalinienne. Elle est encore meurtrie, comme en témoigne le passage où Véra, tentant de rejoindre Daniel sur la base de Baïkonour, se perd au milieu d’un ancien camp de déportation stalinien que les militaires sont en train brûler. Une Russie avilie, mais déjà pleine d’espoirs à l’idée de retrouver un peu de liberté. La longue séquence située dans une datcha isolée nous montre ainsi une galerie de personnages, intellectuels, scientifiques ou artistes, ravigotés par la déstalinisation mais lucides quant aux changements à venir. Le film porte une attention particulière à ces échos de la société et finit par trouver un étonnant équilibre entre l’histoire personnelle du médecin et l’évocation de la condition d’un peuple tout entier.

Ce que réussi admirablement Alexeï Guerman Jr, c’est de nous restituer ces sentiments complexes, où la gloire triomphante côtoie la débâcle pathétique, dans un film en forme d’élégie sur le temps et l’amour, la critique du pouvoir et le progrès. Programme chargé a priori, mais soutenu par la force de la mise en scène, d’une beauté radicale, à l’expression profondément russe, embuée de colère et de larmes. La steppe kazakh qui sert de décor principal y est pour beaucoup : paysage de désolation filmé avec une paradoxale majesté. À l’instar de cette scène où Daniel, à quelques heures du lancement, grimpe sur un vélo et tourne en rond, perdu dans cette étendue vide où le gris du ciel nuageux se reflète dans le sol au point de ne faire qu’un. Les pieds dans la boue, la tête dans les étoiles.

(Humaznyj Soldat) Russie - 2008 - 1h54 - VOSTF - 1,38Go résolution DVD - ASC distribution - avec Merab Ninidze, Chulpan Khamatova, Anastasya Sheveleva… Scénario d’Alexei Guerman Jr et Vladimir Arkusha.